Groupe:

Empyrium + Igorrr + Psygnosis, Grorr, Laniakea (Metal Opér'Art)

Date:

29 Avril 2017

Lieu:

Strasbourg

Chroniqueur:

Olphuster

Impossible de passer à côté de cette grande première en France qu'a été le Metal Opér'Art, festival réunissant 5 groupes de metal aux couleurs hétéroclites, dont le subversif Igorrr et les romantiques noirs d'Empyrium qu'on ne présente plus, pour la première fois dans un opéra.

Pendant cinq heures, la musique tantôt corrosive, tantôt atmosphérique de ces groupes phares et/ou prometteurs a fait vibrer les murs de ce haut lieu de culture classique qu'est l'Opéra National du Rhin de Strasbourg – ce qui fait plutôt chaud au cœur, surtout si comme moi vous êtes de la région – comme pour rendre compte de la filiation et la continuité qu'elle entretient avec la musique dite "savante", et pour rendre justice aux musiciens talentueux dont recèle la culture underground.
C'était d'ailleurs le maître-mot de la programmation de cette soirée portée par l'association ALCA CULTURE en partenariat avec la Ville de Strasbourg et la direction de l'Opéra, qui "a visé volontairement l'aspect avant-gardiste du metal".

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Sans plus attendre, on commence la soirée avec Laniakea, groupe de death atmosphérique originaire d’Avignon, que je ne connaissais pas, car à l’origine ce devait être le groupe Dust in Mind qui ouvrirait le festival. Si aux extrémités de la salle, la voix pouvait manquer un peu de définition, les growls ont immergé tout l’orchestre et le premier balcon. La première chose que j’ai remarquée, c’est en effet l’acoustique : rappelons que l’opéra n’est pas du tout conçu côté matériel pour ce genre de musique – en échangeant avec quelques membres du staff, il apparaît qu’eux-mêmes avaient quelques craintes à ce sujet –, mais le résultat a été plus que probant, et j’en veux pour preuve que je n’ai pas eu à un seul moment à utiliser mes earplugs.
Malgré une scène assez disproportionnée pour leur jeu de scène, Laniakea se débrouille bien et nous offre un set où les soli de gratte perçants en tremolo picking succèdent aux riffs downtunés sur des breaks vrombissants, le tout formant un ensemble death/doom alternant avec des moments plus atmosphériques, qui m'a suscité des réminiscences d'October Tide ou de Be’lakor que j'écoutais récemment.  Dès la fin du quatrième titre, les cornes fusent dans la salle ; de nombreux fans sont venus pour soutenir l'événement et donner enfin à l’underground la visibilité et la place qu’il mérite. C’est un moment fort pour eux dans la salle, mais aussi peut-être pour les curieux, qui y ont vu l’occasion de s’intéresser à cette sphère qu’ils n’auraient que vaguement approchée auparavant – curieux parmi lesquels on retrouve des gens de tous les âges et de toutes les cultures musicales, pour avoir discuté avec quelques personnes à la sortie.

Setlist de Laniakea :

At the Heart of the Tree
Away and Awake
Pillars of Creation
Le Vent sous les Cendres
Thoughts
A View

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Grorr attaque.

Originaire du Béarn, ce sont les vétérans d’un prog death qu’ils exercent derrière ce patronyme depuis douze ans déjà. Travaillant actuellement à leur troisième album, on retrouve chez eux la saveur d’un djent acéré à la Meshuggah et de sonorités world lorgnant volontiers du côté du Moyen-Orient, avec un chant qui oscille entre voix claire et voix hurlée à la Joe Duplantier. La vibe ethnique est parfaitement soulignée par le claviériste qui, outre des chœurs à l’orientale bien dosés, nous fait la surprise de maîtriser la cithare indienne qu’il arbore pour quelques morceaux en milieu de set, un parti pris qui rappelle celui de Rishabh Seen du groupe de prog indien Mute The Saint. Un set très intéressant en somme, pour lequel l’on regrette de ne pas avoir vu plus d’engagement physique de la part du public, notamment à des moments de tension et de groove particulièrement forts où le headbang et l’esprit d’émulation auraient été de mise. Mais nous le savons, la présence même de places assises rend l’exercice difficile, il en faut pour réussir à faire se lever unanimement un public !

Setlist de Grorr :

The Painter
Love Theme
MHome
You Know You're Trapped
Unique
Pandemonium
We Legion

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On passe à l’instrumental de Psygnosis, quatuor mâconnais combinant metal extrême et prog dans une « alliance parfaite de Pink Floyd, Meshuggah, Aphex Twin et Origin », selon leurs propres dires.

Après une intro ambiante et planante, ils lancent un riff énergique qui donne la couleur du set. Les nappes en tremolo picking teintées de reverb chevauchent une basse hyperpuissante dans les médiums, accompagnées de touches de violoncelle à l’Apocalyptica, avec une vibe plus proche du death/djent néanmoins. On notera également l’absence de toute batterie physique, la section rythmique étant entièrement samplée. A la basse, on retrouve Jeremy Tissier, l’un des organisateurs de l’événement qui nous confiera plus tard dans la soirée, entre deux sets, la difficulté logistique qu’a représenté un tel projet ; lui et Rémi Vanhove à la guitare offrent un jeu de scène dynamique et virevoltant – qui occulte d’ailleurs le nombre de pédales et de samplers que chacun d’eux doit gérer pendant le show –, alors qu'Anthony Mouchet, également guitariste, et Raphaël Verguin au violoncelle restent plus statiques, non sans nous gratifier de headbangs énergiques et communicatifs.

A ce stade, on sent justement que le seuil d’énergie a grimpé, après Grorr et Laniakea qui faisaient acte de mise en bouche pour ce Metal Opér’Art, et ce bien que Psygnosis soit une formation instrumentale. Une esthétique qui rappelle les grandes heures du black atmo à l'Agalloch, avec une touche résolument indus et plus proche du djent, et des accents folk dans les leads mélodiques du violoncelle – on regrettera éventuellement qu’il ne soit là que pour des nappes ou des interventions mélodiques, mais pas pour prendre part au groove, voire aux tremolo picking.
Petit point négatif, qui ira cependant en s’améliorant au fur et à mesure des sets, les jeux de lumière s’avèrent nettement insatisfaisants : le système d’éclairage n’étant sûrement pas prévu pour retranscrire l’ambiance de ce type de concert, il peine à mettre en valeur les artistes qui sont assez souvent éclairés par l’arrière, ou inondés par des spots diffusant des lumières un peu trop "fluo" qui assombrissent leur présence. Vers la fin du set, l’éclairage devient même stroboscopique en se calant sur un blastbeat, au point que cela en devient rapidement désagréable. Mais côté musique, nous ne sommes pas en reste : alors que la voix de Michel Serres clamant que « le cadavre humain est ce qu’il y a de plus télégénique » inaugure l’un des titres, le violoncelle, rivalisant de dissonance sur des riffs de guitare nerveux et métalliques, s’autorise une petite facétie en plein milieu avec une ou deux mesures de menuet baroque totalement hors contexte, avant que le « wall of sound » ne reprenne. Le set se termine sous les acclamations, avec quelques remerciements de Jeremy Tissier à tous les acteurs et partenaires de l’événement. Un groupe à définitivement découvrir, notamment avec la sortie prochaine de leur nouvel album, Neptune.

Setlist de Psygnosis :

Phase 7
Psygnosis is Shit
FIIIX 3.5
Man Ov Steel
Human Be[ing] Medley

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L'amorce du set d’Igorrr ne se fait pas sans émotion. La voix angélique de Laure Le Prunenec (Corpo Mente, Rïcïnn) entonne les premières notes d'une intro douce, à mesure que l'obscurité se dissipe pour la laisser apparaître, ainsi qu'Igorrr lui-même et Sylvain Bouvier (Trepalium) à la batterie. Un hurlement âpre vient alors l'interrompre : Laurent Lunoir entre en scène dans la mystérieuse tenue tribale qu'on lui connaît, issue d'Öxxö Xööx, et inaugure ainsi le set avec Moelleux, tiré de Moisissure (2008). S’ensuit un morceau issu du nouvel album, Savage Sinusoid, à paraître dès juin 2017, Opus Brain, qui après la marche funèbre au clavecin, invoque les breakbeats endiablés que l’aficionado reconnaîtra immédiatement.

Le duo Laure Le Prunenec/Laurent Lunoir, parfait dans l’alliance du bizarre, de l’enfantin et du hardcore, rivalise d’énergie tout au long du set, tandis que l’impétueux Gautier Serre aux « platines » mène la danse. Autant en voix qu’en jeu de scène, les deux vocalistes s’équilibrent avec brio, et l’on admire encore l’extraordinaire plasticité de leur voix, capable de naviguer entre l’harmonie solennelle et profonde du chant lyrique, et la distorsion sauvage et puissante du cri primal. Trois titres de Nostril (2010) suivront, avec Moldy Eye, Pavor Nocturnus qui met à l'honneur l’élégante tessiture de ténor du chanteur, et l’intermède mélancolique Caros. Certaines facéties vocales comme la vocifération d'onomatopées sur Viande évoquent par ailleurs assez directement celles de Mike Patton chez Fantômas, Mr Bungle ou plus récemment John Zorn. Il faut relever aussi la puissance et la précision du jeu de Sylvain Bouvier à la batterie : pour l'avoir vu de près, ses blastbeats sauvages semblaient bien surmener l'instrument !

Dans les temps forts de ce set, on notera encore la fin de Tendon, où les suffocations de Laurent Lunoir sur des airs de violons dissonants épousent la gestuelle ingénue de Laure Le Prunenec. Celle-ci se meut aussitôt en boogie sur une outro country totalement en décalage avec le reste du morceau, juste avant que ne retentisse le thème de boîte à musique d’Excessive Funeral, qui se décline scéniquement en une chorégraphie d’automate, y compris dans les phases de headbang.

Après l’élégiaque single ieuD qui s'achève en rupture par quelques notes de flûtiau, le set atteint son apogée avec le moment de grâce de chacun des deux interprètes : l’ouverture romantique au piano de Tout Petit Moineau se fait entendre, ravissant les fans dans l’assemblée, et faisant pendant cinq minutes la part belle au chant de Laure Le Prunenec, tant dans sa délicatesse et sa rondeur lyrique que dans son âcreté discordante et tourmentée, pour se clore sur des violons frémissants. Puis, toujours tiré d'Hallelujah (2012), c’est le tour de Laurent Lunoir de s’illustrer avec Grosse Barbe, ce morceau que lui et Igorrr ont mis environ deux ans à composer et à enregistrer, ce morceau qui est une véritable prouesse vocale montrant une fois encore l’étendue de la virtuosité de ce chanteur, de son incroyable tessiture et de sa capacité à alterner à loisir entre chant clair et chant saturé, ce morceau enfin qui est empreint d’une gravité et d’une sublimité si saisissante qu’il vient clore le set en nous coupant le souffle jusqu’à la dernière note qui flotte en suspens.

Setlist d'Igorrr :

Intro
Moelleux
Opus Brain
Moldy Eye
Pavor Nocturnus
Caros
Viande
Tendo
Excessive Funeral
ieuD
Tout Petit Moineau
Grosse Barbe

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Un vent mystique ouvre le set suivant dans une atmosphère bleutée aux tons marins où retentit une flûte lointaine.

Ostinato de doubles croches au charley, et le violon entonne le thème de Mourners de la tête d’affiche du festival, j’ai nommé les doom-folkeux d’Empyrium.
On regrettera légèrement que la soirée se termine par leur set d’une heure, au demeurant très bon, mais arrivant après déjà quatre heures de concert pour une ambiance plutôt feutrée qui, de l’aveu de certains spectateurs, n’aidait pas à rester vif et alerte.

Quoi qu’il en soit, le chant black d’Ulf Theodor Schwadorf jongle sans problème avec la voix claire, parfois murmurée, comme sur l’envoûtant Heimwärts avec son duo guitare clean/violon délicat et empreint de mélancolie. Il est secondé par le timbre lyrique de Thomas Helm qui officie aux claviers et qui apporte une autre couleur plus chorale et complémentaire du chant de Schwadorf. On remarque également aux côtés du bassiste français Fursy Tessier (Les Discrets, ex-Amesœurs) le chanteur-guitariste de Dornenreich, Evíga (alias Jochen Stock).

Durant ce set calme et mélancolique, c’est avec une certaine nostalgie qu’on écoute les nappes d’orgue ou de cordes dont le son rappelle le côté délicatement cheap de la tendance atmo au cours des nineties. Aucun amateurisme cependant : les guitares entretiennent un son impeccable, tant clean que saturé, qui nous permet de savourer pleinement ces mélopées folk, parfois mêlées d’influences ethniques comme sur The Days Before The Fall. On salue également la performance de Thomas Helm seul au chant lead sur des morceaux tels que The Mill ou With the Current Into Grey. Avec une ambiance romantique noire rythmée par des breaks calmes et les envolées lyriques du violon, on termine la soirée en beauté, en poésie évanescente et méditative, avec un retour aux origines : l’outro du premier album A Wintersunset…, A Gentle Grieving Farewell Kiss, où guitare et violon se partagent une douce aria planante.

Setlist d'Empyrium :

Mourners
The Days Before The Fall
The Mill
Where at Night the Wood Grouse Plays
Heimwärts
With the Current Into Grey
Lover's Grief
Many Moons Ago
The Ensemble of Silence
A Gentle Grieving Farewell Kiss

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Avec cette première édition du Metal Opér'art, c'est comme qui dirait un pavé qui est jeté dans la mare pour amener le metal et l'avant-garde à une reconnaissance nouvelle. Jeremy Tissier prend la parole pour conclure en remerciant encore une fois toutes les personnes qui ont rendu ce projet possible, et le public ne tarit pas d'applaudissements, surtout lorsqu'il évoque l'espoir d'une édition prochaine.
D'aucuns pourraient s'inquiéter légitimement devant ce qu'ils considéreraient comme une "mainstreamisation" de la sphère progressive, extrême et avant-garde du metal, car un public qui se diversifie, c'est un public qui se différencie, qui se complexifie, qui ne partage pas forcément les mêmes codes, ni peut-être les mêmes valeurs, jusqu'à même rendre caduc le concept originel de "contre-culture".

Mais entre nous, est-ce vraiment le plus important ? Car au fond, chaque talent, et chaque mouvement dans lequel s'inscrivent ces talents, mérite la reconnaissance.
Aujourd'hui l'importance et le sens profond que revêt le metal dans ses formes les plus extrêmes ne fait plus de doute : c'est une culture de subversion et de révolte contre le dogmatisme et l'acédie, mais aussi plus largement contre des rythmes de vie moderne qui avilissent les êtres et qui condamnent toute spiritualité ; c'est une exaltation dionysiaque du désir, de la volonté de puissance, qui fait droit à cette part bestiale et brute qui nous habite, non sans la convertir sous des formes créatives et novatrices.
En un mot, c'est aujourd'hui une culture qui, quoique "populaire", est à la fois très actuelle, sincère et au plus proche de l'humain.